Les Frères Goncourt


photographie prise par Nadar

Les frères Goncourt étaient deux écrivains français du XIXe siècle, Edmond de Goncourt (1822-1896) et Jules de Goncourt (1830-1870), qui ont travaillé ensemble pendant la majeure partie de leur vie pour produire une série d’œuvres littéraires.

Edmond et Jules étaient des auteurs prolifiques qui ont publié de nombreux romans, essais, pièces de théâtre et journaux intimes. Ils sont surtout connus pour leur collaboration sur un certain nombre d’œuvres, notamment leur roman le plus célèbre, « Germinie Lacerteux » (1865), qui raconte l’histoire d’une jeune fille de la classe ouvrière à Paris.

Les frères Goncourt étaient également des collectionneurs d’art et de livres rares, et ils ont laissé leur collection impressionnante à l’Académie Goncourt, qu’ils ont fondée en 1896 pour promouvoir la littérature française.

Jules de Goncourt est décédé prématurément en 1870 des suites d’une maladie, mais Edmond a continué à écrire jusqu’à sa mort en 1896. Les frères Goncourt ont eu une grande influence sur la littérature française de leur époque et leur style réaliste et naturaliste a inspiré de nombreux écrivains à venir. Ils ont également laissé leur nom à un célèbre prix littéraire, le prix Goncourt, qui est décerné chaque année depuis 1903 à un écrivain français pour un roman publié au cours de l’année précédente


Article sur les Goncourt par André Billy

LE VRAI JOURNAL DES CONCOURT
par
ANDRÉ BILLY
De l’Académie Concourt

La publication intégrale, si longtemps différée, du « Journal des Goncourt », apparaît comme un événement littéraire de première importance. Ce témoignage sans fards sur une longue période de la vie artistique et mondaine de Paris s’inscrit parmi les inestimables documents qui servent à la connaissance des mœurs et des esprits. Pour le présenter et en préciser toute la signification, nul n’était mieux habilité que M. André Billy, historiographe pénétrant des frères Goncourt. Les pages qu’on va lire forment donc une précieuse introduction à une œuvre littéraire dont l’objet et le caractère ont soulevé r

J’AI connu un temps où, dans les journaux, on appelait encore serpent de mer une information d’un caractère douteux, chimérique, qui revenait régulièrement sans recevoir jamais confirmation. A l’origine, le serpent de mer était un monstre marin dont on annonçait de temps à autre l’apparition. Le Constitutionnel, sous Louis-Philippe, s’en était fait la spécialité. Eh bien, le Journal des Goncourt a été, entre la guerre de 14 et ces dernières années, une sorte de serpent de mer, dont on annonçait de temps à autre l’apparition et qui ne paraissait jamais, si bien qu’à la fin on n’en parlait plus qu’avec ironie, comme d’un canular, pour employer une expression d’argot plus récente. Or, le Journal des Goncourt existait bel et bien puisqu’il a fini par voir le jour. D’ailleurs, le serpent de mer aussi existait réellement, si toutefois nous pouvons en croire une étude très documentée de mon très regretté ami Fernand Fleuret qui faisait remonter son existence à la plus haute antiquité, tout au moins à la Bible où il s’appelle Léviathan. Sous ce nom, il a inspiré un poème à Théophile Gautier.
De je ne sais quel monstre, je ne sais quel Léviathan, le Journal des Goncourt a suggéré longtemps l’image. Mais pour justifier, au moins dans une certaine mesure, l’idée redoutable qu’on s’en faisait, il faut que nous remontions à son origine.
Pour employer un mot depuis peu en usage, comment les frères Jules et Edmond de Goncourt sont-ils devenus des diaristes, c’est-à-dire des gens qui tiennent quotidiennement leur journal ? Eh bien, leur vocation de diaristes ou de mémorialistes quotidiens, s’explique par leur vocation première d’artistes, de peintres, d’aquarellistes, d’aquafortistes ; elle s’explique par un voyage qu’ils firent à travers la France jusqu’en Algérie et pour lequel ils s’étaient munis d’un carnet sur lequel ils firent des croquis. Faire des croquis les conduisit tout naturellement à prendre des notes. Edmond de Goncourt a avoué plus tard que c’est ce carnet de notes et de croquis qui fit d’eux des écrivains. Et, en effet, ce n’est pas seulement leur Journal qui est fait de notations juxtaposées, de traits pris sur le vif, de craquetons, c’est toute leur œuvre, ce sont tous leurs romans. L’inspiration était chez eux inséparable de la chose vue, ou entendue. Leur travail de romancier ne consistait qu’à rassembler, qu’à regrouper leurs notes, qu’à les fignoler, qu’à passer à travers elles le fil d’une anecdote qui, elle-même, leur avait été fournie du dehors. Leur apport personnel le plus important résidait dans l’écriture, l’écriture artiste, comme ils disaient, cette écriture artiste qui a tant vieilli, mais tout de même moins qu’on ne le dit. Il en reste bien des traces dans nos façons d’écrire d’aujourd’hui. Une des caractéristiques de leur personnalité littéraire a été l’importance qu’ils accordaient aux intérieurs, au décor des appartements. C’est là-dessus qu’ils jugeaient si leurs amis et confrères méritaient ou non la qualité d’artistes. Si vous n’étiez pas un artiste, si votre mobilier était d’un bourgeois quelconque, comme celui de Sainte-Beuve par exemple, vous n’aviez aucun droit à leur considération.
DOUZE CAHIERS
Dans une armoire du département des Imprimés, à la Bibliothèque nationale, le manuscrit remplit onze cahiers, plus un cahier de copie et d’index. Il offre cette particularité d’être, pour les cinq premiers cahiers, presque tout entier de la petite écriture de Jules et, pour les cahiers suivants, rédigés après la mort de ce dernier, de l’écriture d’Edmond, beaucoup plus régulière et d’une élégance très aristocratique.
Pendant plus de trente ans, les deux frères y avaient travaillé en commun, presque chaque soir, au cours d’une conversation dont c’était ensuite le rôle de Jules de rédiger, en quelque sorte, le procès- verbal. Edmond tenait beaucoup à ce que l’on sût qu’il avait pris à l’inspiration du Journal, sinon à sa rédaction, une part égale à celle de son frère. Il est cependant certain que celui-ci en a été pour bien des passages, le seul auteur.
Ils entretenaient autour de leur Journal un secret absolu. Aucun de leurs amis ne semble avoir deviné que, presque tous les soirs, ou, en tout- cas, plusieurs fois par semaine, enfermés dans leur appartement de la rue Saint-Georges, au milieu de leurs bibelots du xvni° siècle, ces deux hommes, liés par une amitié, une fraternité d’esprit et de cœur, dont l’histoire n’offre pas d’exemple, mettaient au point le compte rendu de leurs démarches, de leurs visites, de leurs rencontres, de leurs impressions de la journée, et cela avec un souci de l’expression rare et juste, et un respect total de la vérité — de leur vérité — qui n’avaient pas non plus de précédent. Ils n’en avaient pris le modèle nulle part. Le- mémoires de Saint-Simon et de Chateaubriand procèdent d’un principe tout différent. Les Concourt ignoraient les écrit : intimes de Stendhal, plus intimes, plu personnels que leur Journal. Bachaumon, seul a pu leur indiquer la voie, mais là encore la similitude est très lointaine. Il ne serait pas exact de dire que leur Journal n’est pas un journal intime comme celui d’Amiel ; intime, il l’est en grande partie. ‘ Bien qu’ils n’eussent pas ce que l’on appelle une vie intérieure intense, ils ont mis dans leur Journal beaucoup d’eux- mêmes, de leurs états d’âme, de leurs impressions, de leurs espoirs, de leurs déceptions, de leurs amitiés, et de leurs aversions, surtout de leurs aversions. Quant à leurs amours… Oh, ce n’est pas la passion, la jalousie qui les empêchait de dormir. Ce n’est pas non plus l’angoisse métaphysique. Ils attachaient plus d’importance à leur travail, à leurs succès et à leurs insuccès professionnels. L’incompréhension des femmes les tourmentait moins que celle de la critique. Mais enfin les femmes ne sont pas absentes de leur Journal. Seulement elles y sont traitées avec beaucoup de désinvolture. Pour les Concourt, un écrivain digne de ce nom se devait tout entier à ses livres, les femmes ne devaient compter pour lui ni moralement, ni sentimentalement ; c’est à ce prix seulement qu’il pouvait se réaliser dans une œuvre digne de ce nom. Manette Salomon, un de leurs romans les plus intéressants où est évoquée la grande querelle de la couleur et du dessin, des romantiques et des ingristes, Manette Salomon est l’histoire d’un peintre qui rate sa vie parce qu’il s’est laissé dominer par sa maîtresse, thème qu’on retrouve dans Charles Demailly. Mais c’est en vain qu’on cherche dans la vie des Concourt, et donc dans leur Journal, l’explication de leur misogynie, il semble qu’elle ait été en eux, en tous deux, en quelque sorte congénitale. Aussi bien 1 attitude d’Edmond, devant les femmes n’était-elle pas exactement celle de Jules. Celui-ci plaisait aux femmes un peu faciles, c’était un gentil blond à la moustache frisée, avec de la fantaisie et de l’entrain. Par parenthèse, j’ai appris il y a quelques jours seulement qu’il avait été l’amant de Céleste Mogador, ‘ la fameuse danseuse du bal Ma- i bille, la rivale de la reine Pomaré, la future comtesse de Chabrian. Edmond, ,y de huit ans plus âgé, un peu – ? gourmé, un peu •’ taciturne, un j peu triste, intéressait les personnes sérieuses et sentimentales. En réalité, et à la différence de celui de Stendhal, leur Journal est très pauvre en confidences amoureuses. Est-ce à dire que les Concourt ont ignoré la psychologie féminine ? Nullement, je tiens même qu’on ne leur a pas rendu assez justice sur ce point. On trouve sous leur plume des notations psychologiques extrêmement justes et fines. Les femmes les occupaient certainement plus qu’elles n’occupaient Flaubert. Il y avait quelque chose de très féminin dans leur nervosité, leur curiosité du décor, du bibelot, du costume. Neuf de leurs ouvrages, huit romans et une pièce de théâtre, ont pour titres des noms de femmes. Ils avaient la préoccupation des femmes, mais sur le plan de la psychologie littéraire et romanesque, en tant qu’observateurs et que moralistes, nullement à titre personnel. Donc, dans leur Journal, beaucoup de réflexions d’un caractère général sur l’amour et le comportement féminin, mais très peu de confidences ; ou, quand ils en font, elles sont décevantes. On a vu des frères s’entretuer par rivalité amoureuse. Avec les Concourt, nous sommes exactement à l’opposé. Vous m’excuserez de ne pas insister sur cet aspect qu’après tout il n’ont pas méritée.
Jules de Concourt donc, était fait pour les courtes aventures où son cœur ne se sentait pas engagé. Il en a eu, et c’est une justice à lui rendre que de reconnaître sa discrétion en pareille matière. Ses succès ne nous sont connus que par des allusions. Edmond de Concourt non plus n’est pas prolixe là-dessus. Si indiscrets quand il beaucoup de réflexions d’un caractère général sur l’amour et le comportement féminin, mais très peu de confidences ; ou, quand ils en font, elles sont décevantes. On a vu des frères s’entretuer par rivalité amoureuse. Avec les Concourt, nous sommes exactement à l’opposé. Vous m’excuserez de ne pas insister sur cet aspect de leur vie sentimentale, si toutefois le mot sentimental est de mise en la circonstance. Je craindrais de leur attirer de votre part une mésestime s’agit de la vie privée des autres, ils font preuve d’une grande réserve quand ils sont eux-mêmes en cause, à moins qu’il ne s’agisse de leur œuvre, de leur art, de leurs succès ou de leurs insuccès. Là-dessus, ils sont intarissables. Il faut lire entre les lignes pour s’apercevoir que la sensibilité humaine d’Edmond n’était pas entièrement anéantie par sa sensibilité littéraire. Si Jules était joli garçon, Edmond était bel homme. Il avait de l’allure, avec des cheveux épais et ondulés, une moustache conquérante une haute stature, une attitude un peu militaire, qui n’allait ni sans raideur ni sans timidité. Il avait de quoi plaire et il plaisait, mais, par l’effet d’on ne sait quel refoulement, il feignait de ne pas s’en apercevoir. En deux circonstances caractéristiques, sa façon de se comporter a été assez curieuse.
Avant 1870, les deux frères avaient pour amis deux autres frères, Camille et Eudoxe Marcille, le premier conservateur du musée de Chartres, le second conservateur du musée d’Orléans, qui avaient reçu en héritage de très beaux tableaux du xvm° siècle. En mai 1858, Eudoxe emmena les Concourt à une exposition organisée à Chartres. A Oisème, où il habitait, près de Châtres, Camille les invita à venir admirer ses trésors. Ils se plurent dans cette famille très provinciale, très solide, mais aussi très amusante. Ils aimaient beaucoup les enfants, sentiment assez fréquent chez les célibataires. Il y en avait six chez Camille Marcille. Jules fit leur conquête et, par-dessus le marché, celle de la bonne. « Si j’étais riche, disait-elle, j’en ferais mon cœur. » Mme Marcille leur parut d’abord, rêche, raide, secrète, le type même de la femme doctrinaire, ont-ils noté dans leur Journal. Qu’était-ce, pour eux, qu’une femme doctrinaire ? Sans doute une femme à cheval sur les principes. Toujours est-il que, doctrinaire ou non, Mme Marcille se prit pour Edmond d’une amitié qui porta ombrage à son mari. Les lettres conservées d’elle et que j’ai pu lire l’indiquent assez clairement. Mais après la mort de Jules on la voit prendre soin de couvrir du souvenir du cadet le sentiment qu’elle avait pour l’aîné. « Quelle lettre que celle de Mme X.…, écrit Edmond dans le Journal. Comme l’amour se cache bien mal sous son amitié, et comme, malgré son honnêteté, malgré son ardente maternité chaque ligne confesse : je vous aime. Aujourd’hui, dans cette seconde lettre que je reçois ce matin, le curieux état de cœur et l’ineffable tendresse qu’elle m’offre à travers la personne de Dieu… C’est touchant, ces tromperies que se fait à lui- même, un noble et sensible cœur de femme, qu’un dévouement aimant livre toute ouverte aux illusions de l’affection pure et de l’amour non coupable. » En 1872, ils se rencontrèrent à un mariage et elle lui balbutia une promesse d’aller le voir. C’est lui qui lui fit une visite, une visite triste, presque funèbre. Elle lui demanda l’emplacement de la tombe de son frère pour s’y rendre en cachette de son mari. En 1876, celui-ci mourut à son tour. Edmond et Eudoxe aidèrent la veuve à vendre ses collections. En 1884, elle renvoya à l’aîné les lettres qu’elle avait conservées du cadet* et elle l’invita à venir la voir, mais il en fut empêché, En juin 1885, à l’anniversaire de la mort de Jules, il trouva sur la tombe deux bouquets de roses et d’œillets qui venaient d’elle. Peut-être se revirent-, ils ; on l’ignore, mais c’est certainement en pensant à elle qu’il écrivait dans son journal, en 1886 : « Les quelques femmes que- j’ai hautement aimées — retenez l’expression hautement aimées — aimées, avec un peu de ma cervelle mêlée à. mon cœur, ‘ je ne les ai pas eues et, cependant, j’ai la croyance que, si j’avais voulu absolument, les avoir, elles auraient été à moi. Mais je me suis complu dans ce sentiment, au charme indescriptible, d’une femme hon-. nête menée au bord de la faute et qu’on y laisse vivre avec la tentation et la peur d cette faute. » A quoi il ajoutait le mois, suivant : « Au fond, c’est dur de n’avoir’ pas une oreille, un cœur de femme intelligente, pour y déposer ses souffrances d’orgueil et de vanité littéraire. » Ainsi, quand Edmond regrettait de n’avoir pas une amie, une grande et intime amie, épouse ou maîtresse, à qui s’abandonner avec une totale confiance, c’est encore à son métier et à sa carrière d’écrivain, c’est encore à la littérature qu’il pensait. Ce qui ne doit pas nous empêcher de rendre hommage à sa délicatesse et à sa pudeur de cœur. Même l’espèce de perversité qu’il goûtait à sentir une honnête femme prête à pécher pour lui, à s’arranger même pour que les choses en restassent là, par la peur qu’il avait d’encombrer sa vie de célibataire égoïste et d’écrivain jaloux de son indépendance, même cette perversité, dont il était le premier à souffrir, doit, il me semble, être comptée à son avantage. Elle n’est pas d’une âme vulgaire.
Un autre épisode, qui n’est pas raconté en clair dans le Journal, mais où il n’est pas difficile de mettre le nom de Mlle Abba- tucci, demoiselle d’honneur de la Princesse Mathilde, nous le montre dans une situation qu’il est impossible de considérer sans un peu d’amusement.
Dès 1874, le bruit avait couru de son mariage avec cette demoiselle d’honneur. S’était-il montré trop empressé ou l’idée de ce mariage venait-elle d’une dame de compagnie de la Princesse, Mme de Galbois, qui, dix ans plus tôt, s’était déjà mis en tête de marier Flaubert ? Le fait est que c’est seulement en 1878 que Concourt se prit d’un réel intérêt pour Marie Abbatucci, mais vous allez voir à quel point de vue particulier : « Quelle mine de jolis détails, quel magasin de rares et inconnus documents humains que cette demoiselle Abbatucci 1 Si j’étais plus jeune, je serais tenté de l’épouser pour faire sur la femme, sur la demoiselle de ce temps, des romans comme il n’y en a pas et comme il n’y en aura pas. » Ainsi, Edmond de Concourt eût été, à la rigueur, capable d’épouser une jeune fille, non par amour, non pour fonder une famille, mais pour tirer d’elle la documentation d’un roman ! Il y a dans sa vie et dans celle de son frère peu de traits plus frappants de leur façon de tout ramener à la littérature et de se comporter partout et toujours en hommes de lettres pour qui le seul but de la vie ne pouvait être que de fournir des matériaux à la littérature. Vraiment, personne n’a poussé à ce point le culte de la chose écrite… ou à écrire Mais, attendez, nous n’en avons pas fini avec Mlle Abbatucci. Une autre note, postérieure de cinq ans, la peint comme une gaieté devant la « voyouterie » de Forain. En 1887, Edmond reçut d’elle une lettre si tendre que, malgré sa réserve et sa prudence, il faillit lui répondre sur le même ton. Seulement, c’eût été s’engager dans les voies du mariage, c’eût été renier toutes leurs idées, à lui et à son frère, sur le devoir qu’a l’écrivain dé sacrifier à son œuvre l’amour, la famille, les enfants, tout, c’eût été, chose au moins aussi grave, renoncer à sa chère Académie, car ce n’est plus celle-ci qui eût hérité de sa fortune, c’eût été sa veuve ! La mystérieuse personne — s’agit-il de Mlle Abbatucci ou d’une autre ? Le Journal ne le dit pas expressément, mais, au point de vue de la psychologie d’Edmond de Concourt, peu importe le nom de la visiteuse — la mystérieuse personne vint le voir en cachette et, comme il lui baisait les mains, elle soupira : « Je ne devrais pas permettre cela… Mais je n’aurais pas dû venir non plus… » Scène classique de la coquette et du barbon. Deux jours après, chez la Princesse, reprise du dialogue : « Pour moi, vous ne sacrifieriez rien, lui dit-elle. — Et vous, pour moi ? — Tout 1 » fit-elle en le regardant droit dans les yeux. 11 faillit lui répondre : « Tout… Tout… Un homme que j’ai connu disait en parlant de la femme aimée par lui : « Pour cette femme, je sacrifierais ma « fortune, ma vie, mon honneur » : Me sacri¬fieriez-vous ce qu’il mettait en dernier ? » Mais elle lui aurait répondu affirmativement, elle lui aurait dit que oui, qu’elle lui aurait sacrifié volontiers son honneur et sa vertu et alors toute retraite lui aurait été coupée, il lui serait devenu impossible de s’en tirer par des équivoques et des échappatoires, il aurait été contraint de la prendre au mot, c’eût été le mariage inévitable.
Elle avait des yeux mélancoliques, deux grains de beauté qui relevaient la blancheur de sa gorge, et des cheveux blonds qui frisaient délicieusement sur sa nuque, jolie ingénue, pleine d’étonnement et de Edmond avait un faible pour les nuques. avouait suivre des nuques -comme d’autres suivaient des jambes. Entre nous, je crois qu’il ne les suivait jamais bien loin.
Ayant reçu de la jeune fille une rose mousseuse qui avait orné la veille son décolleté, il brûla la fleur sur une pelle rougie au feu et en mit la cendre dans une tabatière chinoise de jade blanc. « L’acheteur futur de la tabatière, lit-on dans le Journal, ne se doutera guère que cette pincée de cendre, ce sont les cendres des amours du romancier de Chérie avec Mlle X.… » Il était obsédé par ses grains de beauté et le duvet de sa nuque, mais il lui trouvait l’intelligence petite et le caractère gnangnan. A lui, un triste, ce n’était pas ce qu’il fallait. Elle lui annonça une seconde visite, alors, le pauvre homme, épouvanté à l’idée de la tentation que ç’allait être de nouveau pour lui et du danger que son Académie allait encore courir, prit une résolution héroïque, il chargea Pélagie, sa gouvernante, de dire à la visiteuse, qu’il était allé chez les Daudet à Champrosay. Elle vint et elle déjeuna toute seule, servie par Pélagie et, pendant ce temps, lui, couché à l’étage au-dessus, se retenait à grand-peine de tousser pour ne pas trahir sa présence. A 2 heures, quand elle fut partie, il put enfin se mettre à table à son tour. « En voilà des aventures pour un homme de 65 ans ! notat-il dans le Journal. Mais, ma parole d’honneur, je soupire après la vie sans aventures. » Elle fit une dernière tentative : qu’il allât la voir à la campagne pour le jour de sa fête ! De nouveau, il prétexta Champrosay où il devait rencontrer Porel… Cette fois, elle y renonça et pour toute vengeance, lui adressa un petit mot plein d’ironie qui le tourmenta toute une journée, mais quoi Son Académie était sauvée, c’était le principal ! Tout de même, elle l’avait échappé belle !
LA FIN D’UN SECRET
Depuis plus de trente ans, Edmond de Goncourt, avec son frère d’abord, puis seul, tenait son journal sans le dire à personne, lorsqu’il se décida enfin à rompre un secret si bien gardé. A la date du 12 juillet 1883, on lit dans le Journal : « Les Daudet viennent déjeuner chez moi. Je leur lis quelques notes de mes Mémoires. Ils ont l’air sincèrement étonné de la vie de ces pages parlant d’un passé mort. »
Qu’avaient voulu faire les deux frères en écrivant ces notes journalières ? « Dans mon Journal, j’ai voulu recueillir tout ce qui se perd de curieux dans la conversation », lit-on dans la préface. Remarquons tout de suite le crédit accordé par Goncourt aux propos de conversation. A croire que, pour eux, pour lui, tout ce qui était dit, répété de bouche à oreille, était parole d’évangile et méritait d’être écrit pour passer à la postérité. A croire que, ni à Edmond, ni à Jules, T expérience n’avait appris que, 9 fois sur 10, tout ce qui défraie les conversations, à Paris et ailleurs, surtout quand c’est scandaleux, est au moins inexact, quand ce n’est pas complétement faux. Mais ils ont voulu aussi faire ce que les mémorialistes de l’âge classique, Saint-Simon notamment, n’ont pas pensé à faire. : la peinture des choses. Ils n’avaient pas oublié que leur vocation première avait été de peindre. D’où, dans leur Journal, tant de portraits, tant d’intérieurs, à côté de traits de mœurs et d’anecdotes retenus, choisis pour leur noirceur atroce. Gomment ces réalistes, épris de vérité littérale, •’ n’auraient-ils pas partagé le goût des écrivains de leur génération pour l’affreux, >. pour le repoussant, pour tous les côtés abominables de la nature humaine et de la société ? Dans leur pensée, plus une anecdote était horrible et répugnante, plus elle avait de chance d’être vraie, plus elle méritait par conséquent de figurer dans leur Journal. C’était l’aboutissement normal de l’esthétique romantique qui avait. revendiqué pour la laideur sa place à côté de la beauté. Pour le réalisme, il ne devait plus y avoir de place que pour la laideur, et la bêtise. La beauté, la bonté, la grâce devaient être exclues de l’art comme foncièrement conventionnelles. Et c’est pourquoi tant de pages du Journal des Goncourt ont un côté pénible, parfois même scandaleux. Cela résulte d’un parti pris, mais d’un L. parti pris sincère et, à ce titre, parfaitement honorable. Les Goncourt étaient persuadés que seule la laideur — j’entends la laideur morale — était vraie, et comme ils avaient le culte de la vérité…
Le culte de la vérité et, nous l’avons dit, le culte de la littérature. Tout ce qui concernait les écrivains, leur vie privée, avait pour eux quelque chose de sacré ; il fallait que la postérité en fût informée. Conception, évidemment. un peu naïve, mais dont nous n’avons pas le droit de sourire quand nous voyons nos journaux petits et grands, quand nous entendons la Radio se faire l’écho des moindres informations relatives à la vie personnelle de nos plus glorieux comme de nos plus modestes littérateurs. Ce débordement d’indiscrétions écrites et photographiques dont nous avons tous les jours le spectacle a probablement son origine dans le. Journal des Goncourt. Dans ce domaine-là comme dans plusieurs autres, ils ont été des initiateurs.
Depuis 1883, donc, le Journal, révélé au ménage Daudet, n’était plus un secret. Daudet en avait parlé à Francis Magnard, rédacteur en chef du Figaro qui, en août 1886, en publia successivement sept morceaux sans qu’Edmond de Concourt reçût des lecteurs la moindre marque d’encouragement. Au contraire ! Il y eut, au moins, deux protestations ; l’une d’une vieille cousine lui reprochant d’avoir mal parlé de son beau-père, une autre d’Albéric Second qui, furieux de voir reproduits des propos jadis tenus au Café Riche, faillit lui envoyer ses témoins. Cela commençait bien ! Concourt se promit d’être plus prudent ; il échenillerait son Journal et en arrêterait la publication à la mort de son frère, en 1870.
Autour de lui, chez la Princesse, l’atmosphère se refroidit. La maîtresse de maison elle-même lui reprocha de diminuer Théophile Gautier et d’employer de ces mots I Il faillit prendre son chapeau et s’en aller pour ne plus revenir.
Le premier volume du Journal expurgé parut en mars 1887, et tout de suite il eut des imitateurs : à l’exemple des Concourt, Barrés entreprit de rédiger ses Cahiers et Jules Bénard son Journal. Tout édulcoré qu’il était, le Journal, qui portait en sous- titre : Mémoires de la vie littéraire, souleva des protestations et d’abord celle de Taine, très mécontent de voir imprimé ce qui s’était dit au restaurant Magny, entre amis. « Quand je causais avec vous, écrivit-il à Concourt, c’était sur rosa, comme disait notre pauvre Sainte-Beuve. Je ne veux être responsable que de ce que j’ai écrit, avec réflexion, en vue de publier. » Une jeune personne, probablement Mlle Abbatucci, lui reprocha de trop parler de ses maîtresses, en quoi elle avait tort, car, comme nous le remarquions tout à l’heure, les Concourt se montraient sur ce chapitre, d’une discrétion remarquable, Edmond du moins, et il est vrai qu’en fait de maîtresses il n’avait pas grand-chose à raconter. En tout cas, la critique de ce premier volume fut à peu près nulle et la vente très faible. Celle du second fut d’abord meilleure. Jamais ils n’avaient été si bien traités par leurs confrères. Les protestations n’en furent pas moins nombreuses et bientôt les critiques tournèrent à l’éreintement. Emile Bergerat, qui devait être plus tard de l’Académie Concourt, alla jusqu’à qualifier Edmond de prince de toutes les mufleries et de toutes les pignonneries. Le troisième volume, qui se
terminait sur les pages émouvantes de la mort de Jules, parut en 1888. Edmond, dégoûté, se jura d’en rester là. En prévision des attaques dont il s’attendait à être l’objet, il s’était procuré un casse- tête, mais personne ne bougea. Jules Trou- bat, ancien secrétaire et héritier de Sainte- Beuve, se contenta de lui écrire qu’il ne le considérait plus comme un galant homme. « Grand indiscret », lui lança la princesse Mathilde qui, dans le premier moment, avait été très irritée contre lui.
Ainsi se termina la première série de trois Volumes. Maintenant, Concourt était tout à fait découragé. On ne l’attaquait même plus !
En octobre 1890, il n’en fit pas moins paraître le volume sur le siège et la Commune qui, de l’avis général, est la perle de l’ouvrage et permet de répondre quand on entend dire qu’Edmond de Concourt avait moins de talent que son frère. En admettant que les trois premiers volumes plaident en faveur de cette thèse, le quatrième la réfute absolument. Les scènes du siège de Paris et de la Commune sont incontestablement d’un grand écrivain. Sur ce triste sujet, il n’y a pas de plus saisissant, de plus beau témoignage. Mais elles firent mettre en doute le patriotisme de l’auteur. « Ils nient même — ils, c’est-à-dire leurs adversaires les journalistes — mon affection fraternelle. Pourquoi ? Simplement parce que mes souffrances patriotiques et mes deuils de cœur, c’est écrit. Si cela ne l’était pas, j’aurais à en revendre tout ce qu’on dit me manquer. » Les journalistes n’étaient pas seuls de cet avis. J’ai trouvé, dans la correspondance conservée à la Bibliothèque nationale, cette lettre surprenante du peintre Raffaëlli : « Comme tout ce Journal devient terrible dans son esprit ! Le cœur se froisse singulièrement aux premières pages où l’on voit, sous le coup de votre grande douleur, se développer en vous un égoïsme vraiment féroce. Quel homme vous devenez alors : insensible à tout ce qui vous entoure, vous n’avez plus que des craintes et des désirs maniaques. » C’était exagérément sévère, c’était faux.
Je ne m’étendrai pas sur l’affaire Renan que tout le monde se rappelle. Furieux qu’Edmond de Concourt eût rapporté des propos de lui sur la supériorité des Allemands, Renan écrivit une lettre ouverte et donna des interviews aux journaux. « ‘fous ces récits de M. de Concourt sur de dîners dont il n’avait aucun droit de s< – faire l’historiographe, écrivait-il, sont de. ; complètes transformations de la vérité Il n’a pas compris et nous attribue ce que son esprit, fermé à toute idée générale, lui a fait croire ou entendre. En ce qui me concerne, je proteste de toutes mes forces contre ce triste reportage… J’ai pour principe que le radotage des sots ne tire pas à conséquence ; » Alors, pourquoi protester si fort ?
Renan avait certainement tenu, avec plus ou moins de nuances et de réserves, les propos répétés par Concourt. Dans une interview de Echo de Paris, celui-ci lui répondit en affirmant que les conversations rapportées étaient pour ainsi dire des sténographies, enregistrées le soir même ou, au plus tard, le lendemain matin. Quant au reproche d’indiscrétion — que Taine lui avait fait déjà — il l’acceptait sans honte. Ses indiscrétions étaient des divulgations, non de la vie privée, mais de la pensée, des idées de ses contemporains, c’étaient des documents pour l’histoire intellectuelle du siècle.
LA VÉRITÉ HUMAINE
Si je vous avouais que la thèse de mon cher Edmond de Concourt ne me semble pas tout à fait inattaquable, vous seriez peut-être en droit de me demander pourquoi l’Académie Concourt a pris la responsabilité de publier intégralement le Journal. A quoi je vous répondrais que mon opinion n’engage à aucun degré l’Aca- demie Concourt, c’est une opinion personnelle. Je vous répondrais surtout que, si l’Académie Concourt a publié le Journal, tout le Journal, se contentant de remplacer quelques noms propres par des initiales, c’est parce que son fondateur lui en avait fait le devoir. Elle a retardé cette publication le plus possible. Elle ne s’y est décidée que quarante ans après la date fixée par Concourt et quand il fut devenu certain que cette publication ne pourrait plus nuire à personne. Sous ce rapport, notre conscience collective est parfaitement en repos. Quant à la question de savoir si, moi qui vous parle, je me permettrais de coucher par écrit des confidences d’amis et des potins non contrôlables pour qu’ils soient imprimés après ma mort, eh bien, certain que cette publication ne pourrait plus nuire à personne. Sous ce rapport, notre conscience collective est parfaitement en repos. Quant à la question de savoir si, moi qui vous parle, je me permettrais de coucher par écrit des confidences d’amis et des potins non contrôlables pour qu’ils soient imprimés après ma mort, eh bien, non, je ne le ferais pas, et pour plusieurs raisons, et d’abord parce que le soir, nion travail terminé, je suis trop fatigué pour écrire le résumé de tout ce que j’ai vu et entendu depuis le matin, j’ai noirci assez de papier dans la journée. Et puis, c’est aussi probablement que je ne nourris pas pour la littérature, la chose littéraire, le. milieu littéraire, l’intérêt passionné, fanatique, aveugle qu’avait Edmond de Concourt. Pour ce qu’il appelait la vérité humaine non plus ! A cette vérité, il croyait dur comme fer et il estimait que c’était le devoir de
l’écrivain de l’exprimer, de la formuler, de la transcrire aussi fidèlement, aussi exactement que possible. Tel était le credo de toute l’école réaliste et naturaliste, de Flaubert, de Daudet, de Zola, pour ne citer que les grands. Aujourd’hui, nous sommes plus sceptiques. Beaucoup d’entre nous professent en outre que la véritable mission de l’art est de transfiguration, en tout cas de choix, et que la vérité brute, littérale, n’est pas, ne peut pas être la vérité la plus profonde. Mais laissons cela. Chacun sa vérité et la littérature sera bien gardée. Revenons au Journal des Concourt et aux tribulations du pauvre Edmond.
Les inimitiés que ses indiscrétions lui attiraient devinrent telles que ses amis Alphonse Daudet prirent peur pour lui et lui conseillèrent de suspendre la publication. Cela le fit sourire : « Ah ! gémit-il ironiquement, les femmes ne seront jamais des révolutionnaires en littérature et en art. » Une autre idée lui vint : Mme Alphonse Daudet n’avait pas trouvé suffisants les éloges qu’il avait faits d’elle. Fallait-il qu’elle fût difficile. I est en cours de publication. Vous avez deviné qui je veux dire, c’est Paul Léautaud. Quand je l’ai connu, il y a plus de quarante-cinq ans, on savait déjà qu’il tenait son journal, mais on n’y attachait pas grande importance. Quand des fragments en ont commencé de paraître, je m’en suis d’abord amusé comme tout le monde, et puis un jour mon amitié avec un autre ami a été mise en cause, et cela m’a vivement contrarié. Je l’ai fait comprendre à Léautaud, mais il était parfaitement indifférent à tout ce que l’on pouvait penser de, lui. Sa sensibilité était complètement sclérosée à cet égard. Était-il perfide ? J’ai pu le croire. On n’a soutenu que ce n’était pas de la perfidie, mais de l’inconscience. Eh bien, s’il y avait chez Edmond de Concourt quelque chose qui ressemblait aussi à de l’inconscience, fruit d’une sorte d’intoxication par abus de la littérature, il n’y avait certainement pas de perfidie. Il était peut-être exagérément indiscret, vous vous en rendez compte en lisant son Journal intégral et je vous conseille de le faire, car il est passionnant, mais sa loyauté, sa droiture morale était et reste au-dessus de tout soupçon. En dépit de. son côté potinier, Edmond de
Concourt était un grand monsieur. Il imposait le respect à tous ceux qui l’approchaient. Octave Mirbeau eut raison de prendre sa défense contre Bonnières : « Nous avons de la noble figure d’Edmond de Concourt par son journal, écrivit-il dans Echo de Paris, une restitution morale très complète et très émouvante. Sincère envers les hommes, sincère envers les choses, il est envers soi-même d’une sincérité poussée jusqu’au scrupule, jusqu’à la minutie du scrupule. Et c’est par là surtout que ce journal me prend… M. de Concourt a été fidèle à son idéal, il a toujours refusé d’assouplir sa probité littéraire aux concessions faciles, d’accepter les reniements de conscience, de se livrer à ces petits travaux obscurs qui font que pour Le cinquième volume. parut en février 1891. Un habitué du Grenier d’Auteuil, le critique musical Robert de Bonnicres, publia à cette occasion un éreintement féroce dans le Figaro : « Il est certain que depuis bientôt vingt ans, M. de Concourt ne bat plus que d’une aile… Le fait est qu’il moucharde et qu’il est inquiétant de l’avoir à sa table, qu’un salon où il va n’est plus sûr… » J’ai beaucoup connu un homme dont on a beaucoup parlé dans les dernières années de sa vie et dont le Journal inspiré des mêmes principes que celui des Concourt, monter dans l’estime du monde et l’admiration du public il faut se baisser au niveau de la malpropreté de l’un et de la bêtise de l’autre. »
Le sixième volume parut à la fin de février 1892 avec une courte préface : « Voici quarante ans, y disait Edmond, que je cherche à dire la vérité dans le roman, dans l’histoire et le reste. Cette passion malheureuse a ameuté contre ma personne tant de haines, de colères, et donné lieu à des interprétations si calomnieuses de ma prose, qu’à l’heure qu’il est, où je suis vieux, maladif, désireux de ma tranquillité d’esprit — je passe la main pour la dire, cette vérité — je passe la main aux jeunes, ayant la richesse du sang, et des jarrets qui ploient encore. Maintenant dans un journal comme celui que je publie, la vérité absolue sur les hommes et les femmes rencontrés le long de mon existence, se compose d’une vérité agréable — dont on veut bien — mais presque toujours tempérée par une vérité désagréable — dont on ne veut absolument pas. Eh bien, dans mon dernier volume, je tâche autant qu’il m’est possible, de servir seulement aux gens, saisis par mes instantanés, la vérité agréable, l’autre vérité, qui sera la vérité absolue, viendra vingt ans après ma mort. »
Ainsi, vous avez bien compris, le Journal des Concourt, qui, soixante, et non pas vingt ans après la mort d’Edmond de Concourt, achèves-en ce moment de paraître aux Editions nationales de Monaco dans l’intégralité de son texte, contient au dire de son auteur, la vérité absolue, vous avez bien entendu, absolue, c’est-à-dire la vérité agréable et la vérité désagréable mélangées. C’est ce mélange du désagréable et de l’agréable qui, pour Concourt, représentait l’absolu de la vérité. Il ne se disait pas que cet absolu de la vérité pouvait bien n’être, ni dans la vérité agréable ni dans la vérité désagréable, il ne se disait pas qu’il pouvait être dans une vérité supérieure inaccessible à notre observation et à notre psychologie, il ne se disait surtout pas que la vérité humaine, puisque c’est à celle-là seulement qu’il s’intéressait, ne pouvait être comme tout ce qui est humain, que relative à chacun de nous, à commencer par lui-même, Edmond de Concourt. Non, il était persuadé que tout ce qu’il voyait, que tout ce qu’il entendait était la vérité même, la vérité absolue, comme il disait.
Deux jours après la publication de ce sixième volume, Mme Alphonse Daudet lui communiqua une interview de Forain, disant que le Journal, le vrai Journal, destiné à paraître après sa mort, était féroce pour son mari et elle. Il pensa tout de suite à un racontar de Jean Lorrain : « Ah ! vraiment, Notat-il, c’est abominable, et ce Lorrain, quelle ténébreuse nature est-ce ? Les Daudet, les seuls êtres que. j’aime, les seuls êtres desquels, quand quelque chose chez eux ne m’a pas paru parfait, je n’ai pas voulu le dire… et jamais avec n’importe qui une parole qui n’ait été une profession de la plus chaude amitié pour eux. » Et répondant à Mme Daudet : « Mais si c’était, le mal que je dirais de vous, ça hurlerait avec le bien que j’en ai imprimé ! » Pour se disculper tout à fait, il aurait pu montrer à ses amis Daudet le manuscrit de son Journal. Il s’est bien gardé de le faire. Non pas que ce manuscrit ne respire pas la plus chaude amitié pour eux, mais c’est qu’il contient à leur sujet des indiscrétions qui n’auraient été nullement de leur goût.
L’INCIDENT DAUDET
En avril 1894, un premier fragment du septième volume du Journal, parut dans les colonnes de l’écho de Paris. « Les embêtements s’annoncent », écrivait Edmond, résigné à tout. Il ne se trompait pas. Il y eut d’abord des lettres anonymes, puis, le 3 mai, éclata un incident, soulevé par Ernest Daudet, le frère d’Alphonse, m’Edmond traite de pignouf et de gaffeur. ) ans un passage du Journal il était que- ion de sa mère, et en quels ternies 1 Concourt la traitait de « bohème de L’Eglise ! » Il fut sur le point d’adresser à l’Echo de Paris une protestation ; Alphonse obtint qu’il ne le fit pas mais il écrivit à Concourt. On voyait bien qu’il n’avait pas connu leur mère ! Jamais âme de sainte ne s’était inspirée d’une religion plus tolérante et mieux entendue. Il y avait eu bien autre chose dans sa vie que la messe et les vêpres ; elle avait mis au monde quatorze enfants dont onze étaient morts, elle avait donc été une vraie Mater dolorosa et porté courageusement le fardeau de ses infortunes : « Si vous aviez lu ce que j’ai écrit dans dans Mon frère cl moi, vous n’auriez pas tracé ce portrait qui est tout juste le contraire de la vérité. J’espère que vous ne le maintiendrez pas dans le volume… » Il ne le maintien pas et Ernest Daudet lui en sut gré. Quand ils se revirent chez Alphonse, il lui tendit la main ; Concourt la serra par amitié pour le cadet. Celui-ci non plus n’approuvait pas certaines indiscrétions de Concourt, par exemple ce qu’il disait de l’envie qu’il avait eue de se suicider. Concourt s’excusa sur son amour peut-être exagéré du vrai. Il regrettait de ne pas lui avoir montré les épreuves. Non moins troublée qu’Alphonse, par cet étalage de leur intimité, Mme Daudet eût voulu le détourner de la publication de son
Journal. De son côté, il leur remontrait que son Journal était le plus beau monument d’amitié littéraire qu’on eût jamais vu. Ce n’était probablement pas l’avis des Daudet et ils le lui firent affectueusement comprendre : « Mes enfants, leur dit-il, combien je regrette de vous avoir fait de la peine 1 » Il n’avait pas prévu tout ce tapage : « En dehors de toute irritation passagère contre l’indiscrétion, ‘la divulgation de ce Journal, écrivait Mme Daudet, on ne peut s’empêcher d’admirer l’auteur, si honnête et si inconsciemment coupable. » Ce n’était certainement pas non plus l’avis de tous ceux qui, dans les journaux, lui reprochaient d’avoir tant insisté sur la maladie d’Alphonse. Il se persuada qu’on cherchait à les brouiller, qu’Ernest Daudet n’avait protesté que parce que le Journal détruisait la légende familiale créée par lui dans son livre sur son frère. Quelqu’un raconta rue de Bellechasse qu’il avait dit du mal des Daudet avec Lorrain dans un café ou un restaurant. Or, à cause de la réputation du personnage, il n’avait jamais mis les pieds avec Lorrain dans un établissement de ce genre. Hélas ! le ménage Daudet prêtait l’oreille aux potins les plus misérables et cela faisait des ravages dans la cervelle du pauvre malade bourré de morphine, qui s’obstinait à le mettre en garde contre Lorrain : « Ah ! quel être double que ce potinier hystérique ! » Mlle Zeller n’arrangea rien en lui répétant ce que lui avait dit Barrés : les Daudet étaient furieux parce qu’il avait comparé sa filleule Edmée à un gigot de sept livres et parlé du duel Edouard Druinond-Arthur Meyer. Aussi, désormais plus prudent, Goncourt soumit il à ses amis le manuscrit du huitième volume.
Dans toutes les parlotes littéraires et boulevardières, il n’était question que du Journal. Et les lettres anonymes continuaient à pleuvoir ! Le pauvre Edmond en perdait le sommeil.
Le 28 mai, nouvelle protestation d’Ernest. Cette fois, il s’agissait des colères du père Daudet « légendaires dans le pays », ce qui était véritablement absurde ! « Une fois de plus je vous supplie de laisser ma famille en repos. »
Il n’y eut jamais rupture avec les Daudet. Il n’y eut que. des tiraillements et des variations d’humeur. Indirectement pourtant, le Journal fut la cause, d’un refroidissement qui, si Goncourt avait vécu,
aurait bien pu s’aggraver et devenir dé’ nitif. Léon Daudet était en guerre av Echo de Paris à propos d’un dessin < Steinlen injurieux pour lui. Or, avec Echo de Paris, Goncourt avait un contrat : pour la publication de son Journal. l’allait-il que, par amitié pour les Daudet, Cj déchirât ce contrat ? C’était l’opinion dt Mme Daudet. Naturellement ce n’était pas celle de Goncourt. D’où un échange de lettres aigres-douces dont celui-ci fut malade. C’est alors que Daudet dit à Barrés : « C’est fini. Cette amitié-là est finie. Je n’y ai plus de plaisir. Vieillard livresque, amitié de papier 1 II ne me fournit plus rien. Il faut qu’un ami nous soit de quelque profit, ou bien alors, que nous sentions une telle affection : quoi, une affection de nourrice ! Ah 1 la vilaine chose que la vie 1 »
VINGT ANS APRÈS
AAais ce n’est pas l’histoire de l’amitié de Goncourt et des Daudet que j’ai à vous faire ici. Elle aurait certainement fini par tourner mal si Goncourt n’était pas mort, chez les Daudet précisément, chose dont ceux-ci se seraient bien passés, mais qui a inspiré à Alphonse des pages dont l’accent ne trompe pas : il n’avait pas cessé d’aimer profondément le vieil Edmond.
Ainsi les neuf volumes du Journal expurgé avaient tant bien que mal réussi à paraître quand Edmond de Goncourt mourut, emporté par une pneumonie, ‘ dans la propriété des Daudet, à Champ- Rosay. Mais il laissait derrière lui une bombe à retardement sous la forme d’une clause de son testament par laquelle il faisait à F Académie Goncourt obligation de publier vingt ans après sa. mort tous les passages qu’il avait retranchés de son Journal par crainte de désobliger des personnes encore vivantes. Il se figurait qu’au bout de vingt ans tous ses contemporains l’auraient rejoint dans la tombe et que les héritiers et les ayants droit accepteraient sans broncher tout ce que le Journal non encore paru contiendrait de désobligeant pour les morts. Naïveté, innocence, bien conforme à ce que nous savons de son caractère. L’échéance fatidique tomba en 1916, pendant la bataille de Verdun. On n’y prêta pas trop d’attention, on avait à ce moment-là autre chose en tête que le Journal des Concourt. Mais la paix revenue, le problème se posa de nouveau, et l’Académie Concourt se trouva dans un cruel embarras dont elle se tira en recourant au ministre de l’instruction publique. A sa demande, et dans l’intérêt de l’ordre public, celui-ci fit interdire la communication du manuscrit du Journal déposé à la Bibliothèque nationale. Solution défectueuse et incertaine qui ne pouvait être que provisoire, mais qui dura tout de même un quart de siècle, non sans que la question de la publication revînt périodiquement sur l’eau, et c’est ce qui, tout à l’heure, me l’a fait comparer au fameux serpent de mer. Mais l’Académie Concourt s’est, je ne dirai pas rajeunie, ce ne serait pas gentil pour nos prédécesseurs, elle s’est renouvelée en vertu de l’action inexorable du temps, et un état d’esprit y est né, assez différent de celui qui y prédominait, il y a trente ans. Les années ont passé, les morts se sont de plus en plus enfoncés dans l’indifférence et dans l’oubli, ce que les Concourt ont pu raconter sur eux est devenu peu à peu, sinon de l’histoire, du moins de la petite histoire. Le dénigrement, la diffamation n’existe que dans l’esprit de ceux qui en ont connaissance et à la condition qu’ils y attachent de l’importance, à condition de faire problème se posa de nouveau, et l’Académie Concourt se trouva dans un cruel embarras dont elle se tira en recourant au ministre de l’instruction publique. A sa demande, et dans l’intérêt de l’ordre public, celui-ci fit interdire la communication du manuscrit du Journal déposé à la Bibliothèque nationale. Solution défectueuse et incertaine qui ne pouvait être que provisoire, mais qui dura tout de même un quart de siècle, non sans que la question de la publication revînt périodiquement sur l’eau, et c’est ce qui, tout à l’heure, me l’a fait comparer au fameux serpent de mer. Mais l’Académie Concourt s’est, je ne dirai pas rajeunie, ce ne serait pas gentil pour nos prédécesseurs, elle s’est renouvelée en vertu de l’action inexorable du temps, et un état d’esprit y est né, assez différent de celui qui y prédominait, il y a trente ans. Les années ont passé, les morts se sont de plus en plus enfoncés dans l’indifférence et dans l’oubli, ce que les Concourt ont pu raconter sur eux est devenu peu à peu, sinon de l’histoire, du moins de la petite histoire. Le dénigrement, la diffamation n’existe que dans l’esprit de ceux qui en ont connaissance et à la condition qu’ils y attachent de l’importance, à condition de faire scandale. Concourt se figurait qu’au bout de vingt ans, il n’y avait plus scandale. Or, le scandale possible ne cesse guère qu’au bout de cinquante ans. Il y en a maintenant plus de soixante qu’Edmond a cessé d’écrire, tué indirectement par une maladie de foie qu’il avait contractée en dînant trop souvent en ville afin de recueillir des informations pour son Journal, ce qui a fait dire, non sans quelque raison, que la première victime de son Journal, ç’a été lui. Disons même : la seule victime…
tst-ce à dire que ce fameux Journal, non expurgé, non édulcoré, dont la publication en vingt-cinq volumes va s’achever, manque de sel, ou du moins que son sel s’est évaporé ? Pour ma part, je le trouve d’un intérêt palpitant, non pas tant à cause des indiscrétions qu’il contient et dont quelques – unes, sont, ma foi, assez raides, mais à cause de l’impression de vie, de vérité qui s’en dégage et qui tient au talent de ses auteurs. Horace de Viel-Castel, qui, lui aussi, a tenu son Journal à la même époque que les Concourt et dans le même milieu, puisque lui aussi avait été avant eux le familier de la princesse Mathilde, a multiplié dans ses com- métrages les
indiscrétions désobligeantes, mais emporté par sa passion de dénigrement, il n’a pas su garder la mesure, et surtout il n’avait pas de talent ; on n’a jamais eu l’idée de le rééditer intégralement. Les Concourt, eux, avaient du talent, les Concourt étaient des écrivains, de grands écrivains, de grands artistes. On les lit, on les relit toujours avec plaisir. Aussi l’achèvement de la publication intégrale de leur Journal constitue a-t-il l’événement littéraire le plus important de ce printemps. Aussi le Journal reste a-t-il d’une lecture passionnante pour qui s’intéresse à l’histoire anecdotique du XIXe siècle. Aussi a-t-il désormais sa place dans la bibliothèque de tous les let très, à côté des lettres de Mme de Sévigné, des Mémoires de Saint – Simon et de Chateaubriand, des Choses pues de Victor Hugo, qu’il égale souvent pour la force d ’ évocation, des Mémoires d’une tante, de la coni- t e s s e de Broigne, des Salons de Paris de Mme Ancelot, du Journal de Delacroix, des Confessions d’Arsène Houssaye, du Journal de Jules Renard, etc. Je cite au hasard et je n’oublie pas, bien entendu, les écrits intimes de Stendhal qui brillent au premier rang de toute cette littérature personnelle, la plus passionnante, au dire de certains, de tous les genres littéraires, et ceci est encore plus vrai de l’œuvre des Concourt que de celle de n’importe quel autre écrivain. Leur Journal est vraiment leur chef-d’œuvre. Grâce à leur Journal plus encore que grâce à leur Académie et à leur prix, ils sont assurés de survivre. Leur Académie et leur prix périront forcément un jour ou l’autre. Leur Journal ne périra pas.

ANDRÉ BILLY de l’Académie Concourt

bien des curiosités et des polémiques.

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