Théodore Rousseau


Article publié le 12 Avril 1912.

Théodore Rousseau, s’il vivait encore, aurait cent ans ; il aurait connu David… et les cubistes, le salon de 1824… et celui des indépendants, les ateliers et les doctrines les plus opposés en apparence, Ingres, Delacroix, Arp Scheffer, Courbet, Manet, les divisionnistes, les pointillistes, les Maristes. Il aurait passé successivement pour un élève bien sage de l’Académie, un échappé u prix de Rome, une manière de Jean-Jacques de la peinture, n maitre inconnu, vivant au désert, et qu’on recherche d’autant plus qu’il se dérobe aux admirations, un talent glorieux, mais désuet, enfin un a pompier », préoccupé d’éteindre chaque soir l’incendie du soleil couchant dans la forêt de Fontainebleau. heureusement pour lui, il est mort assez lard pour que les récompenses de la fin justifient à ses eu‘ les révoltes du début, assez tôt, cependant, pour que des disciples immodérés ne lui paraissent pas déconsidérer, en les exagérant., les doctrines qui lui avaient assuré autrefois une réputation de précurseur.

Je crois qu’il ne faut pas exagérer les influences héréditaires t chercher dans la parenté de Rousseau les origines de sa vocation. Le fait que son grand-père maternel ait été doreur des équipages du roi ne suffit pas à expliquer comment ce petit Parisien, ils d’un tailleur de la rue d’Aboukir, devint un peintre. Peut-être seulement nous fait-il comprendre les sympathies de sa mère, encourageant en secret la vocation de son fils, ne lui dérobant as les couleurs et les pinceaux qu’il achète pour dessiner toute hose, avec ardeur, el d’ailleurs enchantée, sans doute, comme beaucoup de femmes, d’échapper par cette complicité au terre à terre l’existence quotidienne, et de s’envoler avec lui dans le bleu.

Un séjour d’une année qu’il fit, à l’âge de douze ans, dans les forêts de la Franche-Comté, parmi les bucherons el les charbonniers, ne justifie pas davantage sa vocation. Le goût de la nature nous vient, plus tard, de certaines réflexions salutaires sur le commerce de la société : le plus solo fait, il n’est qu’une forme e notre misanthropie, et nous aimons d’autant plus les arbres, es montagnes, que nous sommes plus détachés des hommes. Il est probable que le jeune Rousseau, pendant une année, s’est bien amusé à la campagne, que parfois même il a dû s’y ennuyer. Plus tard, désirant accorder ses souvenirs anciens à ses préférences nouvelles, il n’a plus douté qu’il n’ait eu la révélation de la nature à un âge où l’enfant ne pense généralement qu’à jouer aux billes et ne va dans les bois que pour tailler des sifflets et des baguettes.

I1 gribouille en marge de ses cahiers de classe, il « fait des bonshommes », il dessine, et le dimanche, il va dans la banlieue, peindre quelques éludes « d’après nature »; bref, il finit par obtenir de son père qu’il ne préparera plus les examens de l’Ecole polytechnique, et qu’il ira dans un atelier. En 1821, il entre dans celui du paysagiste J. Rémond, puis en 1828 dans celui de Guillon-Lelhière. Ce Rémond peignait, dans le goût davidien, des Œdipe à Colone et des Enlèvement de Déjanire. Guillon- Lelhière, lui aussi, pour plaire à ses contemporains, représentait des Fils de Brutus et des Virginie poignardée. Mais tous deux avaient reçu la forte discipline de l’ancienne Académie royale, tous deux connaissaient la grande leçon du modelé, des valeurs, tous deux savaient dessiner une ronde-bosse, une ligure humaine, et l’on n’ignore pas qu’il sera toujours plus difficile de faire un nu ou un portrait passable qu’un bon paysage. Rémond, prix de Rome, Guillon-Lethière, prix de Rome, ancien directeur de l’Académie de France à Rome, pensaient avec raison que le métier s’acquiert, non la sensibilité, et qu’un atelier de peinture doit former des hommes sachant leur métier, non des artistes. Ils ne confondaient pas la tradition professionnelle avec la sentimentalité de l’amateur, et certainement ils ont enseigné à Théodore Rousseau tout ce qu’il devait apprendre.

Toujours est-il que Rousseau se présenta au concours du prix de Rome : on prétend que, découragé par le sujet imposé, il refusa net de le traiter. Et là-dessus on a fait des plaisanteries faciles : on a dit que Zénobie morte dans les flots de l’Araxe et recueillie par des pêcheurs n’était pas un thème « inspirant », « proche de nous », … « que le paysage classique, académique, le paysage de convention, le paysage de la nature revue et corrigée sans amour, l’école des formules avant tout et du dressage sans liberté luttaient contre ces maitres jeunes qui faisaient des chefs- d’œuvre sans suivre les recettes », bref que Zénobie n’était pas digne de leur oraison funèbre…

Quand je lis de telles dissertations, je ne puis m’empêcher de penser à la réflexion de Millet, à propos des théories de Proudhon sur l’art : « C’est un plaidoyer magnifique, entraînant, plein de saillies ingénieuses, mais ce n’est qu’un discours pour les Quinze-Vingts. » Ce sont des plaidoyers de ce genre, mêlant dans une confusion charmante et dans une éloquence démocratique le métier et le goût, les recettes et l’amour, l’essentiel et l’accessoire, les formules et l’âme, qui nous ont amenés peu à peu au gâchis actuel. On a pris devant les « formules », les « recettes », que les peintres se transmettaient depuis des siècles, des postures de rodomont; on a crié à la liberté, à l’indépendance de l’art et autres fadaises; on a fixé de la sorte des attitudes avantageuses, mais aussi on a enseigné peu à peu aux jeunes générations d’artistes le mépris des « formules », entendez par là le mépris de l’éducation technique; on leur a persuadé de ne regarder que la nature, de n’écouter qu’eux-mêmes, et ainsi se sont improvisés génies tant de bonnes gens à qui l’on demanderait seulement un peu de talent; ainsi, un peu partout, dans la peinture, la sculpture, la danse, la littérature, la musique, « l’amateurisme » a triomphé de l’éducation professionnelle, sous prétexte d’émancipation.

Retenons du passage de Théodore Rousseau chez Rémond et Guillon-Lethière qu’en lui enseignant la figure humaine, ils le prémunissaient contre les incertitudes et les défaillances de la main, et le préparaient, lui qui était capable du portrait des êtres, au portrait des choses. Décidément Zénobie n’était pas si mauvaise fille ! Je demeure persuadé qu’elle était « plus proche de nous » qu’on ne le pense, et que les maîtres qui avaient désigné ce sujet du concours, préoccupés sans doute de satisfaire en apparence aux exigences de la mode antique, proposaient à leurs élèves un thème assez général pour symboliser, sous des oripeaux arméniens, une aventure de tous les temps. Maintenant, « Zénobie, morte dans les flots de l’Araxe et recueillie par des pêcheurs », serait tout simplement une jeune femme qui, traquée par quelque malandrin, s’est jetée dans la Seine, et que recueillent les agents de la brigade fluviale. Mais, toujours, il s’agirait pour les concurrents d’exécuter une belle étude de femme et d’homme, d’après le modèle vivant, dans des attitudes variées.

11 n’est pas impossible de supposer que l’échec de Rousseau au prix de Rome ait contribué à le détourner des hommes vers la nature, et à reconnaître en d’agréables souvenirs d’enfance une vocation marquée pour la vie au grand air. On le voit, au sortir de l’atelier Guillon-Lethière, partager son temps, l’été, entre la vallée de Chevreuse et les bords du Loing, l’hiver, au Louvre, entre Claude Lorrain et les Hollandais.

Or ces maîtres, qu’il copiait assidûment, avaient reçu le même enseignement que lui. Si, dans leurs œuvres, le paysage jouait le premier rôle, ce n’était pas de leur part impuissance ou veulerie, mais l’effet d’une volonté en accord avec leurs sentiments. Ils

dans un décor qui lui était familier, « jouer sur le grand clavier, toucher à toutes les harmonies ».

Son village, Barbizon, à l’orée des bois ; sa maison, une maison de paysan ; son atelier, une grange : si bien que l’on peut dire qu’il y avait entre son existence et ses méditations un lien subtil, mais indissoluble, qu’en travaillant dans sa grange il semblait encore travailler dans la forêt, et que les tableaux composés au retour, dans le recueillement, n’étaient que la gerbe des Heurs cueillies sous les hautes futaies. Il les connaissait toutes, et leurs arbres, et leurs rugosités, leurs accidents et les combats qu’ils avaient subis; les uns portaient un nom comme un homme, parce qu’ils avaient une certaine dignité dans la tenue de leurs branches; d’autres, simplement, comme les paysans que l’on n’appelle chez eux que par un sobriquet, ne portaient qu’un surnom, parce que, sans doute, ils avaient gardé une allure moins élégante et ne savaient pas dissimuler la misère de leur vie, les épreuves infligées par le temps. Il allait, chaque jour, à chacun d’eux, comme à de vieux amis, saluant le Sully, qui portait un autre arbre à bras tendu ; le Rageur, ébouriffé, acharné à vivre dans le grès, exprimant, dans le jet furieux de ses ramures, la lutte centenaire de la pierre et de la plante. Il les flattait de la main, comme s’il eût voulu éprouver d’avance, sur ses modèles, la sensation de belle matière qui nous fait tendre le bras vers ses toiles pour les caresser, et nous donne le désir impérieux de toucher et de retenir entre nos doigts le plaisir de nos yeux. Il distinguait les hêtres, les bouleaux lins, légers, qui sont plutôt les arbres de Corot, ces arbres surgissant en colonnes argentées dans les brumes matinales, et, de même que certains visages correspondent mieux à nos secrètes préférences, il préférait les chênes qui sans doute traduisaient la ténacité précise et robuste de son art. Comme Senancour. avant le soleil, il gravissait les sommets encore dans l’ombre, il se mouillait dans la bruyère pleine de rosée, notant la clarté incertaine qui précède l’aurore; puis il descendait dans les fondrières, suivait les vallons obscurs, pénétrait dans les fourrés épais, escaladant les grès renversés, les rocs ruineux qui suintent ; il sentait avec plaisir, quand le soleil de midi tombe d’aplomb, et qu’il n’y a point d’eau, point de fraicheur, point d’ombrage, son pied s’enfoncer dans un sable mobile et brûlant, et le soir enfin, il s’attardait au bord de quelque mare perdue dans une solitude fermée, et reflétant dans son eau dormante une traînée de soleil rouge, expirée à travers le feuillage vert de bronze.

C’est dans ses études, ses dessins, mieux encore que dans ses peintures, où les redites, les repentirs, l’abus des bitumes, les grattages à la pierre ponce, la matière surajoutée ont compromis la fraîcheur des impressions reçues, que l’on peut suivre pas à pas Rousseau dans ses promenades, et surprendre avec lui le mystère de la forêt, les sous-bois où des reflets roux passent dans l’air et la transparence des eaux, le soleil éclatant en notes vives, brusquement, sur les troncs, et les grands arbres, à l’orée, se penchant les uns vers les autres, emmêlant leurs feuillages, pour faire un portique de verdure, une introduction sylvestre à la plaine vautrée et frémissante de lumière, et détachant en joyeuses estafettes quelques arbustes qui ne vont jamais très loin… J’ai vu ainsi de lui un sentier qui s’enfuit, à travers des chênes abattus, des branches cassées, un fouillis inextricable qui s’ordonne à force de génie, comme un visage ravagé, trahissant dans un beau portrait la passion dominante d’une âme fuyante et toujours cependant semblable à elle-même…

Ah ! ces tentatives, ces jets du crayon sur le papier, cette sûreté nerveuse de la main, celte analyse sensible d’un paysage, cette maitrise à voir tous les détails, à les faire aimer, et cependant obéir aux grandes masses, cet amour intelligent du décor choisi pour la vie, cette justification subtile et passionnée d’une préférence imposée à tous! Ces études sont bien les filles de sa pensée et de son 000111’, et il avait bien raison de les exposer, en 1867, à la fin de son existence, comme pour jeter un dernier regard en arrière et jalonner les étapes de ses souvenirs. lût. Millet, son vieil ami, avait bien le droit de lui écrire, à ce propos :

Dès les premières, vous montrez une fraîcheur de vision qui ne laisse pas de doute sur le plaisir que vous aviez à voir la nature, et on voit qu’elle vous parlait bien directement et que vous voyiez bien par vos yeux. C’est de vous et non de l’aultruy. comme dit Montaigne. N’allez pas croire que je vais vous suivre morceau à morceau jusqu’à maintenant. Je veux seulement mentionner le point de départ, qui est l’important, puisqu’il montre qu’un homme est de la race. Vous étiez, dès en commençant, le petit chêne qui devait devenir un grand chêne.

Des personnages manquent ? La belle affaire ! Ln voit-on dans les tableaux de Claude Lorrain, dans ceux de Ruysdael et, s’il en existe, fait-on attention à eux, et ne sont-ils pas que les comparses d’un drame qui se joue sans eux, dont ils sont victimes quelquefois, sans en être jamais responsables? Ne suffit-il pas de voir le Coucher du soleil sur un port, le Buisson, pour imaginer aussitôt, avec une précision à laquelle le peintre ne serait d’aucun secours, de belles odalisques nonchalantes, attendant l’heure d’être enlevées par les galères qui semblent dormir, ou un manant, courbé sous le poids de sa hotte, fusant la tempête et les nuées qui s’amoncellent à l’horizon. Leur silhouette n’est là que pour nous engager au plaisir de vivre en ces lieux, ou nous prévenir que nous ne devons pas nous y aventurer : taches brillantes ou ternes qui nous font mieux sentir la douceur d’une comédie- galante ou le sombre éclat d’une tragédie.

Et c’est précisément ce qui distingue Théodore Rousseau de son ami Millet, peut-être, hélas ! — car les sentiments ne vont pas sans certaines conditions, sans certains contrats tacites — ce qui explique leur amitié inaltérable. L’un s’attache au paysage au moment où le silence, la solitude en exaspèrent la grandeur et la mélancolie ; l’autre ne le considère qu’en raison de ce qu’il apporte à l’homme de nouvelles raisons de vivre. Senancour, promenant ses inquiétudes dans les sentiers de la forêt, et la décrivant en lignes graves, courtes et ardentes, arrive parfois à la lisière; dans l’encadrement des branches disposées autour du champ de sa vision, il aperçoit la campagne nue, parsemée de pauvres villages, les chaumières entassées, odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les planchers, les toits et jusqu’aux hardes et aux meubles ne paraissent qu’une même fange où toutes les femmes crient, tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et bien vite il chasse ces pénibles images en se plongeant de nouveau dans les grands bois. N’est-ce pas là toute la sensibilité de Millet opposée à celle de Rousseau ? Tandis que l’un s’attarde et se complaît dans la familiarité de la vie rustique, l’autre, au contraire, arrive parfois lui aussi à l’orée de la forêt, mais l’on dirait qu’il répugne à regarder le paysan et qu’il préfère les odeurs de la fraise et de la résine aux émanations chaudes des étables. Susceptibilité, sans doute, de citadin en villégiature. Millet, fils de paysan, a joué tout enfant dans une écurie, il a trait les vaches, coupé la laine des moutons, étendu le linge sur les cordes, étrillé le cheval. Senancour, dilettante inoccupé, garde le souvenir d’un cottage lavé à grande eau, avec de jolies allées sablées, un poney reluisant, et des attelles de cuir neuf. Théodore Rousseau, fils d’un Parisien, aura toujours les frémissements de narine d’un Parisien devant les réalités champêtres. Lui et Millet restèrent sur leurs positions, l’un explorant les arbres, l’autre les chaumières, et convaincus chacun de la supériorité de l’autre en ce qu’il négligeait définitivement et lui abandonnait en quelque sorte.

« Mon cher Rousseau, écrivait Millet en 1832, je ne sais si les deux croquis que je vous envoie pourront vous être bons à quelque chose : je tâche seulement de montrer où je placerais mes figures dans votre composition, voilà tout. Vous savez mieux que moi ce qu’il faut faire et ce que vous voulez. »

On voit par ce billet comment ils en usaient l’un envers l’autre, et quels scrupules délicats ils apportaient à concilier leurs susceptibilités d’artistes et leurs relations quotidiennes. Et c’est précisément ce qui fit la beauté de leur amitié. Il y eut quelque chose de la sérénité de Marc-Aurèle dans le sentiment qui les unit, rafraîchi, entretenu, perpétué par les lectures qu’ils faisaient ensemble, sous la lampe de leur chaumière, à Barbizon : la Bible, Montaigne ; lectures graves, comme en font ceux qui vivent retirés en eux-mêmes ; elles transparaissent dans chacun de leurs tableaux, reflétant leur pensée, mais toujours équilibrées par l’œil qui voit et la main qui dessine ce qui se peut voir, sans fausse littérature.

deux, et ils restèrent unis par leur goût commun du recueillement, par la certitude que pour créer celte œuvre durable, ils devaient se retirer en eux-mêmes, s’isoler pour demander conseil à la nature et la solliciter avec les mots capables de l’attendrir.

Cette conviction les aida certainement à résister aux suggestions de la misère. On a raconté par le menu les péripéties de cette lutte entamée par les deux camarades, surtout par Millet, contre les épiciers, les boulangers et les tailleurs de Barbizon, qui avaient gardé un mauvais souvenir des pantalonnades, des farces de mauvais goût et des indélicatesses commises par des rapins à la Henri Murger. Et voilà précisément qui les rapproche encore, plus que les copies de l’école hollandaise que Rousseau, dans sa jeunesse, avait faites au Louvre, plus encore que les estampes de Rembrandt, les peintures de Van Goyen, que Rousseau possédait dans son atelier, voilà qui les rapproche du maître de la lumière mystérieuse : la misère, la misère qui harcelait Millet, comme elle avait harcelé le peintre de Saskia, et qui leur communiquait ce je ne sais quoi de profond, d’ému, qu’on rencontre rarement chez les heureux du monde; la misère devenue la Muse, capable de suggérer aux uns l’enthousiasme mystique, aux autres le renoncement .

Au mois de novembre de l’année 1862, un artiste, Vallardi, bouleversé par les histoires qu’on lui avait racontées sur les longs débats de Rousseau et de Millet contre cette Muse du désespoir, se suicidait dans la maison de Rousseau, et Millet écrivait à un de ses amis : « Le malheureux ne voulait pas de la misère… La misère 1 mais le malheureux n’en a jamais vu, môme de bien loin, les approches. Il était garçon, seul, avec un petit avoir ; il avait Rousseau et d’autres amis à Paris. Il n’a jamais connu cette chose effroyable et tout ce qui raccompagne… C’est la peur de pâtir qui lui a bouleversé la cervelle. »

Celte misère qui anéantit souvent chez les meilleurs, chez les plus doués, le germe des belles choses dont ils étaient capables, Rousseau eu avait triomphé, de même que Millet en devait triompher plus tard. Mais il arrive souvent quelle se venge enfin de ceux qui l’ont abandonnée en chemin, et qu’ils aient à subir, avant leur mort, un retour offensif de leurs débuts difficiles, un ressouvenir de leurs douleurs passées, comme s’ils n’avaient pas entièrement payé leur dette de souffrance. Théodore Rousseau, désormais reconnu comme un maître, sinon comme un chef d’école — car rien ne ressemble moins à une école que ces artistes vivant dans la forêt, — reçu par l’Empereur, président de jury, recherché par les marchands, les amateurs, décoré, bref ayant eu la satisfaction d’imposer sa vision de la nature à tous ceux qui avaient les yeux fermés devant elle et de leur prouver qu’ils s’étaient trompés, projetant, pour le leur prouver davantage, d’arracher à la forêt d’autres secrets, était cloué au logis par une attaque de paralysie. Sa femme, devenue folle, remplissait la maison de ses cris, et cependant, malgré les instances de ses amis, jamais Rousseau ne (consentit à se séparer d’elle. Un moment, pour le mieux soigner, et le soustraire à la hantise de cette demeure où passait un vent de folie, de suicide et de mort, Millet conduisait son ami à Paris. Mais, inlassablement, Rousseau réclamait sa maison, sa forêt, ses gravures, et Millet le ramenait à elles. A certains jours, sa vue semblait se voiler : alors il restait obstinément silencieux. Le lendemain, il s’agitait, pris d’une surexcitation nerveuse, pour retomber ensuite dans la torpeur. Le cerveau s’endormait.

Lui qui autrefois marchait des heures et des heures, suivant la trace de son rêve, on l’installait maintenant dans un fauteuil roulant pour le conduire à la lisière du bois. Le 4 septembre 1867, il fit une promenade en voiture, comme un pèlerinage aux lieux qu’il aimait : la bruyère était en fleur. A la fin du mois, dans le moment que l’automne empourprait les charmilles, pour en faire sentir et mieux regretter tout le prix, il voulut revoir une dernière fois les vieux chênes, ses confidents, et s’écria : « Voyez-vous, ces arbres-là, je les ai tous dessinés depuis trente ans ; j’ai leurs portraits dans mes cartons. »

Enfin, le 22 décembre, à neuf heures du matin, il mourut dans les bras de Millet, qui écrivait à un ami, l’instant d’après :

Jugez ce que nous avons eu de deuil dans le cœur en l’entendant parler de ce qu’il ferait dans l’avenir ! Car nous savions par son médecin qu’il était perdu. Il a gardé sa lucidité jusqu’au dernier moment et n’a point soupçonné sa fin, à moins que ce n’ait été à la dernière minute. Mais moi qui ne l’ai pas quitté, je n’ai rien pu surprendre qui le marque. Il croyait que son agonie était encore une crise. Pauvre Rousseau ! son travail l’a tué. Quand on réfléchit, mon cher monsieur, à l’innumérable quantité de mauvais cœurs et d’imbéciles qui se portent si bien !…

Quel témoignage que celui-là, venant d’un homme qui avait vécu pendant trente ans aux côtés de Rousseau, partageant ses lectures, ses promenades, ses projets, connaissant enfin mieux que personne la difficulté d’interpréter, avec un métier qui leur était commun, la nature dont ils recherchaient l’un et l’autre les confidences ! Quelle leçon de courage, d’espoir et de sérénité, et quelle amertume aussi ! Je me représente l’horreur de ce convoi mortuaire, gagnant dans la can pagne couverte de neige le petit cimetière de Chailly…, et les légers glacis de blanc, les tonalités délicates et opalines des givres, la belle ligne des arbres sur le ciel, la famille de Millet suivant le cercueil, et la veuve, une ‘épave, restée au logis.

Millet sut trouver pour son grand ami la tombe qu’il eût préférée : des rochers de la forêt, des arbustes qui promettaient d’être vivaces et verdoyants, « un joli petit chêne enfin, dit-il, qui est de nature à bien s’étendre… On ne pourra planter les houx qu’après l’installation des roches, car ils nuiraient pour les travaux et leur mise en place ».

Et il manifestait ainsi sa confiance inébranlable dans les symboles qui avaient guidé leur destinée. Ils avaient été tout le contraire des écornifleurs. Ils n’avaient pas voulu galvauder, au gré des caprices de la mode, leur sensibilité. Ils l’avaient réservée à un paysage d’élection, suivant l’exemple de Poussin, de Claude Lorrain, des Hollandais, dont les yeux s’étaient fermés sur l’horizon de tous les jours ; mais, pour en faire chanter toutes les notes, ils avaient fait appel l’un et l’autre à la discipline des premières années. Rousseau, toujours, à son insu, devait se souvenir des leçons de Guillon-Lethière. Aujourd’hui, quelques artistes ont, comme lui, le courage de leurs préférences et savent. • accorder leur vie avec leur goûts ; mais je n’en connais pas beaucoup qui consentent à mettre au service des arbres, des clairières, l’obstination savante que réclament de leurs peintres une académie ou un portrait. Zénobie s’est jetée dans la Seine entre le Grand Palais des Champs-Elysées et le Salon des Indépendants. Qui donc l’a recueillie ?

Léandre VAILLAT.

10 Avril 1912


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